• Edouard

        E D O U A R D

     

    Edouard a 87 ans. Il est assis, seul, dans sa cuisine, les coudes et les avants bras étalés sur la table, les yeux ouverts dans le vague. Il ne voit pas ce qui l’entoure. Nul besoin d’ailleurs. Il y a si longtemps qu’il y vit qu’il peut circuler les yeux fermés ou plutôt l’esprit fermé. Tout est ancien autour de lui : les murs, les meubles les bibelots, les photos accrochées au mur. Soudain, il sursaute, semble sortir d’un rêve et marmonne : « Ah ! Encore ces volets »

    Le bruit d’un volet qui grince l’a sorti de sa torpeur. Il regarde autour de lui, semble découvrir son environnement et se lève. Malgré son allure voutée, il fait grand. On devine qu’il a dû être un « bel homme » Les cheveux gris sont abondants et la peau, bien que ridée, a conservé une teinte fraîche. Son visage est allongé et il ne porte pas de lunettes. Ce n’est pas qu’il y voit bien, mais sa « zone de déplacement » est si limitée qu’il n’en a guère besoin. La bouche a cette contraction naturelle qui lui donne l’air de toujours sourire. En fait, c’est un vrai sourire car les yeux l’accompagnent. Tant il est vrai que l’on sourit d’abord avec les yeux.

    Les yeux d’Edouard. Ce qu’il a de plus jeune en lui. Ses yeux qui voient mal, mais qui brillent. Ce sont des yeux malicieux, les yeux d’un être qui a beaucoup vu et entendu. Edouard entend avec ses yeux. D’ailleurs tous ses sens passent par ses yeux. Ils expriment la douceur, la bonté, l’indulgence. L’indulgence surtout. Ils acceptent tout ce que font « les autres », tout ce qu’ils sont. Il a le recul nécessaire pour comprendre.

    Les deux mains encore sur la table, il se déplace d’un pas hésitant.

    Là est le problème d’Edouard : marcher. Ou plutôt ne presque plus savoir marcher. Il se traine Chaque pas est hésitant comme si c’était le dernier. Les mains ont quitté le secours de la table et il se dirige vers la porte ouverte sur la rue. C’est un peu bruyant toutes ces voitures. De plus sa maison est placée à un carrefour. Alors !

    Arrivé à la porte, il marque un temps d’arrêt, fouille dans ses souvenirs : Ah ! Oui. Le volet !

    Il l’avait pourtant rattaché il y a peu de temps, mais avec ce vent …

    « Je vais aller chercher un bout de ficelle dans la remise », pense t-il.

    La maison d’Edouard n’a pas de mitoyenneté.

    Une fois dehors, il regarde un instant passer les voitures. Sur le trottoir d’en face, une vieille dame, un cabas au bout du bras, tourne la tête  et lui fait signe. De là-bas, il ne distingue pas ses traits, mais il l’a reconnue. C’est Marie Joseph qui revient de faire ses courses. Avec effort, il lève un bras pour répondre à son salut.

     C’est tout, il n’y aura pas de mots échangés. Il ne parle plus. A qui parlerait- il ? Il n’a plus de famille. Enfin, plus d’enfant, plus d’épouse. L’image de Solange s’incruste douloureusement dans sa mémoire. Ca fait combien de temps qu’elle est décédée Solange ? Ca fait trop longtemps.

    Avant, quand elle était là, il y avait de l’animation. Elle aimait bien parler, Solange. Elle recevait ses amies. Edouard ne participait pas, mais il aimait cette ambiance.
    Surtout, il aimait Solange.

    Un sourire allume son visage à ce souvenir. C’est bon de se souvenir.

    Edouard n’a jamais voulu de canne. Cela l’aurait pourtant bien aidé, car il se traine plus qu’il avance.

    Attention à la marche pour descendre dans le jardin plein d’herbes folles

                                 --------------

    Jacques à 65 ans et son plaisir est de marcher. Marcher, comme ça, sans but précis, pour le bien qu’il en ressent, pour l’équilibre que cela apporte à son corps et à son esprit. En marchant, il se détache, s’extrait de son environnement. Il évolue dans  une oasis de tranquillité et y trouve  parfois, une source de création.

    Ce matin, il marche depuis neuf jours sur un chemin de Compostelle. Marcher

    Le soir, monter la tente, dormir. Le matin tout entasser dans le sac à dos et partir.

    Marcher

    Ce matin, justement, il traverse un petit village et arrive à un croisement où passent quelques voitures.

    De l’autre coté du carrefour, près d’une petite maison avec la porte ouverte, il voit un vieux monsieur qui avance, un bout de ficelle à la main, et qui le regarde.

    Jacques s’est arrêté et regarde Edouard. Il remarque la dignité dans la pauvre démarche, pleine d’hésitation, du vieil homme. La volonté qu’il manifeste pour avancer l’interpelle, excite son intérêt et lui inspire une sorte de respect. Du respect devant la force déployée pour un si faible résultat. Et puis l’homme s’est arrêté, lui aussi, et le regarde. Il y a dans son attente comme une quête, un appel. Comme pour dire : »Je suis là ; viens si tu veux ».

    Jacques n’a pas de raison de s’arrêter. Il n’aime pas s’arrêter si ce n’est pour demander  de l’eau. Il  faut beaucoup d’eau quand on marche. Mais sa gourde est encore à moitié pleine, et il en a encore une pleine dans son sac à dos.

    Pourtant Jacques traverse la rue. Ce qui le frappe tout d’abord, c’est l’accoutrement du vieil homme. Il porte une chemise à carreaux, à petites manches, le col largement ouvert.

    Ca, ça va. Mais le pantalon !

    Si on peut appeler cela un pantalon. Plutôt un caleçon, blanc, serré, élimé. L’entre jambe lui descend presque aux genoux. Ce n’est pas qu’il soit sale, non, mais usé, comme arraché par endroits. Le bas des jambes est rentré dans les chaussettes, et aux pieds, il porte des pantoufles à carreaux qu’il a enfilé comme des mules.

    Sous cette apparence il pourrait paraître grotesque : il n’en est rien. Il y a dans cet accoutrement quelque chose de digne.

    Jacques a croisé son regard. Un regard qui sourit, un regard malicieux qui semble dire : Eh bien ! Oui, c’est moi. Comme s’il l’attendait depuis longtemps.

    -       « Bonjour »

    -       « Bonjour »

    Jacques lui tend la main. Il serre les doigts fossilisés. Des doigts repliés, bloqués qui exercent une faible pression.

    -       « Pourriez vous me donner de l’au du robinet s’il vous plait ? »

    Avec une ébauche de sourire, Edouard lui fait signe d’entrer.

    La pièce est petite, encombrée : table, chaises, armoire, fauteuils occupent tout l’espace. Dans le fond de la pièce un évier.

    Deux portes sont ouvertes. L’une en face, près de l’évier, l’autre à droite. D’un rapide coup d’œil, Jacques voit le désordre qui y règne : vêtements, objets épars.

    Jacques a préparé son bidon. Edouard  s’empare d’un gobelet et ouvre le robinet. Pas un robinet comme en voit dans les cuisines et les salles de bain. Plutôt une vanne, rouge, qu’on pousse à droite ou à gauche.

     Moment de flottement et d’indécision : Jacques présente son bidon sous le jet d’eau, et Edouard son gobelet. Ils se regardent. Le gag les amuse. Personne ne dit mot, mais chacun perçoit le cocasse de la situation. Un courant passe entre eux. La gourde est remplie, elle déborde, l’eau jaillit sur le mur avant qu’Edouard ne ferme la vanne. Nouveau regard complice

     

    Sur le seuil de la porte, Edouard regarde Jacques s’éloigner. Celui-ci se retourne, lui fait un signe de la main. Edouard lui répond puis rentre chez lui

    Si le volet n’avait pas grincé pense t il. 

     

                                                          Saint-Amand- Montrond

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